Trump peut débrancher internet, et l’Europe ne peut rien y faire

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Trump peut débrancher internet, et l’Europe ne peut rien y faire

Trump is back — and with him, the risk that the U.S. could unplug Europe from the digital world.

By MATHIEU POLLET in Brussels

Illustrations by Ricardo Tomás for POLITICO

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche oblige l’Europe à prendre en compte une vulnérabilité majeure en matière de numérique : les Etats-Unis détiennent le bouton d’arrêt d’internet.

Alors que l’administration américaine fait monter les enchères dans une partie de poker géopolitique qui a commencé lorsque Donald Trump a lancé sa guerre commerciale, les Européens se rendent compte que des années de dépendance excessive à l’égard d’une poignée de géants américains de la tech ont donné à Washington un atout majeur.

Là où la vulnérabilité est la plus dangereuse est la dépendance quasi totale de l’Europe à l’égard des fournisseurs américains de cloud.

Le cloud est l’élément vital d’internet, dont tout dépend, des e-mails que nous envoyons et des vidéos que nous streamons au traitement des données industrielles et aux communications gouvernementales. Trois mastodontes américains — Amazon, Microsoft et Google — détiennent plus des deux tiers du marché régional, ce qui place l’existence en ligne de l’Europe entre les mains d’entreprises qui font copains-copains avec le président américain pour éviter les réglementations et les amendes qui se profilent.

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Les partisans de la souveraineté en Europe craignent depuis longtemps que la dépendance en matière de cloud ne permette aux agences américaines d’espionner les données sensibles des Européens stockées sur des serveurs américains, où qu’ils se trouvent, grâce à la législation américaine.

Aujourd’hui, dans un cycle politique qui a vu le président des Etats-Unis changer de loi en un clin d’œil et le procureur de la Cour pénale internationale perdre l’accès à ses e-mails Microsoft après avoir été sanctionné par Washington (à la suite de mandats d’arrêt visant de hauts responsables israéliens), on craint réellement que les Etats-Unis ne transforment leur domination technologique en une arme pour son influence à l’étranger.

“Trump déteste vraiment l’Europe. Il pense que le but de l’UE est de ‘baiser’ l’Amérique”, pointe Zach Meyers, directeur de recherche au think tank CERRE à Bruxelles. “L’idée qu’il puisse donner l’ordre de couper ou faire quelque chose d’autre qui porterait gravement atteinte aux intérêts économiques n’est pas aussi invraisemblable qu’elle aurait pu paraître il y a six mois.”

Les mises en garde ont commencé quelques mois après le retour de Trump à la Maison-Blanche. | Anna Moneymaker/EPA-EFE

Alexander Windbichler, PDG de la société autrichienne de cloud Anexia, a déclaré qu’il aurait aimé que les “gars de l’IT” comme lui s’expriment plus tôt sur cette “dépendance malsaine”, arguant que l’industrie européenne du cloud a trop longtemps évité le lobbying et la politique pour se concentrer sur la compétitivité sur le plan technologique.

Trump débranchera-t-il les services de cloud en Europe ? “Je n’en sais rien. Mais je ne m’attendais pas à ce que les Etats-Unis menacent de prendre le Groenland”, a répondu Alexander Windbichler. “C’est plus fou que de fermer le cloud.”

Comment le “et si” est devenu réalité

Les mises en garde ont commencé quelques mois après le retour de Trump à la Maison-Blanche.

“Il n’est plus raisonnable de penser que nous pouvons nous fier totalement à notre partenaire américain. Il existe un risque sérieux que toutes nos données soient utilisées par l’administration américaine ou que l’infrastructure [soit] rendue inaccessible par d’autres pays”, a alerté Matthias Ecke, un eurodéputé social-démocrate allemand, lors d’un événement en mars.

“Le risque d’un shutdown est le nouveau paradigme”, a déclaré le patron du champion français OVHcloud, Benjamin Revcolevschi, lors du même événement. “Le cloud, c’est comme un robinet d’eau. Et si à un moment donné le robinet est fermé ?”

Traduction : fermer le robinet serait que l’administration américaine donne l’ordre aux entreprises de cloud de cesser leurs services en Europe. Le cloud permet aux entreprises d’accéder virtuellement au stockage des données et à la puissance de traitement, élargissant massivement les capacités grâce à leurs vastes réseaux de centres de données physiques répartis dans le monde entier.

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Et, si une interruption de service reste un scénario extrême, les géants américains de la tech n’écartent plus cette éventualité.

En avril, Microsoft a déclaré qu’elle ajouterait une clause contraignante à ses contrats avec les gouvernements européens afin de les maintenir en ligne, et qu’elle s’opposerait à tout ordre de suspension devant les tribunaux. Bien que le président de Microsoft, Brad Smith, ait affirmé que le risque que Washington ordonne aux entreprises américaines de la tech de cesser leurs activités dans l’UE était “extrêmement improbable”, il a admis qu’il s’agissait d’une “véritable préoccupation pour les Européens”. Microsoft a également présenté de nouvelles fonctionnalités ce mois-ci pour tenter de calmer les nerfs des Européens.

Amazon a annoncé une nouvelle structure de gouvernance pour son “offre souveraine” en Europe afin de garantir des “opérations indépendantes et continues” et d’apaiser les inquiétudes. L’entreprise aurait préparé son personnel à répondre aux questions des clients sur les interdictions internationales, en leur donnant pour instruction de dire que, “dans le cas théorique où de telles sanctions se produisaient, [l’unité cloud d’Amazon] ferait tout ce qui est possible en pratique pour assurer la continuité du service”.

Plusieurs experts s’interrogent sur la capacité des entreprises américaines à résister à la Maison-Blanche. “Si cette dimension politique devient hostile, quelle est la crédibilité des entreprises qui, avec les meilleures intentions, peuvent défier leur président ?”, a soulevé Cristina Caffarra, économiste spécialiste de la tech et de la concurrence et professeur honoraire à l’University College London, auprès de POLITICO.

Quand le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, s’est vu couper en mai l’accès à sa boîte mail hébergée par Microsoft à la suite de sanctions américaines concernant le mandat d’arrêt lancé contre le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, cela a encore plus suscité d’inquiétudes. Microsoft a refusé de commenter son implication exacte dans la déconnexion de la messagerie de Karim Khan, se contentant d’une déclaration plus générale : “A aucun moment Microsoft n’a cessé ou suspendu ses services à la CPI.”

“Naturellement, les entreprises américaines doivent se conformer à la législation américaine”, a écrit Aura Salla, eurodéputée finlandaise du PPE et ancienne lobbyiste de Meta à Bruxelles, en réaction au cas de la CPI, ajoutant que “pour les Européens, cela signifie que nous ne pouvons pas faire confiance à la fiabilité et à la sécurité des systèmes d’exploitation des entreprises américaines”.

Les responsables politiques et les experts plaident en faveur d’une véritable alternative technologique européenne. “On peut sentir qu’on est à un décret de perdre l’accès aux technologies et infrastructures essentielles”, commente Francesca Bria, professeur d’innovation à l’University College de Londres. “Il est devenu évident que l’Europe ne doit pas dépendre d’une puissance extérieure qui aurait la capacité de la débrancher.”

Un plan de 300 milliards d’euros

La pression exercée sur l’Europe pour qu’elle se détache du cloud américain fait face à une dure réalité : il ne sera ni facile ni bon marché de se défaire de la domination technologique américaine.

“Si vous regardez le cloud, si vous regardez l’intelligence artificielle, les centres de données, malheureusement, il n’y a tout simplement pas d’alternatives suffisantes aux offres de l’industrie numérique américaine”, a concédé l’ancien ministre allemand des Finances, Jörg Kukies, en avril, alors qu’il exhortait l’UE à faire preuve de prudence dans ses représailles contre Donald Trump et ses droits de douane.

Une initiative de politique industrielle, qui prend de l’ampleur, évalue le coût pour rééquilibrer la situation à 300 milliards d’euros. Rédigée par un groupe d’experts de la tech et d’économistes et soutenue par l’industrie européenne, l’initiative dite “EuroStack” vise à rendre l’Europe autonome en matière d’infrastructure numérique jusqu’aux logiciels.

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Le mouvement souhaite que l’UE se mobilise autour de trois objectifs : “acheter européen”, “vendre européen” et “financer européen”. Il invite les décideurs à donner la priorité aux entreprises européennes dans les marchés publics, à fixer des quotas pour les achats publics et à lancer un fonds EuroStack pour soutenir les technologies nationales.

“Cette approche n’a rien d’exceptionnel : ces outils de politique industrielle ont été largement utilisés dans d’autres juridictions, y compris aux Etats-Unis, pendant des décennies — alors que les grands contrats publics ont alimenté la croissance des géants actuels de la tech”, écrivent les instigateurs.

Ce ne sera pas si facile, prévient Zach Meyers du CERRE. “Ils demandent beaucoup d’argent pour ce projet. Des centaines de milliards. L’idée qu’il va apparaître comme par magie est assez fantaisiste”, ajoute-t-il. Les opposants, tels que la Chamber of Progress américaine, affirment que les coûts pourraient dépasser les 5 000 milliards d’euros.

Bien que le président de Microsoft, Brad Smith, ait affirmé que le risque que Washington ordonne aux entreprises américaines de la tech de cesser leurs activités dans l’UE était “extrêmement improbable”, il a admis qu’il s’agissait d’une “véritable préoccupation pour les Européens”. | Michael Reynold/EPA-EFE

Plusieurs pays européens et des eurodéputés ont déjà exprimé leur soutien à l’initiative EuroStack, qui a été explicitement mentionnée dans le récent accord de coalition en Allemagne.

Cependant, les responsables politiques sont aussi sur la corde raide et cherchent le bon équilibre pour aller vers une souveraineté européenne sans être accusés de protectionnisme, ce qui pourrait contrarier les Etats-Unis.

“Aucun pays ni aucune région ne peut mener seul la révolution technologique”, a déclaré Henna Virkkunen, la commissaire européenne à la Souveraineté technologique, aux journalistes à Bruxelles le 5 juin, en présentant une stratégie qui reconnaît également que l’Union “est confrontée au risque que ses dépendances technologiques et économiques se transforment en armes”.

Dans le pétrin

Une initiative de réglementation en cours à Bruxelles pourrait limiter considérablement l’influence de Donald Trump pour lancer une perturbation numérique à grande échelle.

Mais cette initiative, qui fixe les conditions d’un nouveau label destiné à améliorer la cybersécurité des solutions cloud utilisées par les entreprises et les administrations, est bloquée depuis des mois dans les pays de l’UE, précisément parce qu’elle constitue un point sensible pour les Etats-Unis. La proposition pourrait inclure une certification de haut niveau garantissant l’immunité contre les lois étrangères.

Elle a divisé les pays en fonction de leur volonté de s’éloigner de la tech américaine et de dénoncer la relation transatlantique.

La pression exercée sur l’Europe pour qu’elle se détache du cloud américain fait face à une dure réalité : il ne sera ni facile ni bon marché de se défaire de la domination technologique américaine. | Stephanie Lecocq/EFE via EPA

Une demande de liberté d’information déposée par POLITICO en octobre a révélé de multiples communications du département d’Etat américain à la Commission européenne datant de septembre 2023, alors que Washington faisait pression sur les projets. Les services dédiés à la tech au sein de la Commission ont refusé de divulguer les documents, arguant que cela “affecterait la confiance mutuelle entre l’UE et les Etats-Unis et nuirait ainsi à leurs relations”.

La France a été un ardent défenseur de l’utilisation du label pour mettre les données européennes hors de portée des lois extraterritoriales telles que le Cloud Act américain, mettant de facto les Big Tech à l’écart. “Les tensions géopolitiques nous obligent plus que jamais à nous interroger sur la souveraineté de nos données, et donc sur leur hébergement”, a considéré Clara Chappaz, la ministre déléguée au Numérique.

Les Pays-Bas, qui dépendent fortement de la tech américaine, sont restés jusqu’à récemment un opposant majeur à l’utilisation du label pour exclure les hyperscalers américains. Malgré son fort atlantisme, le pays a montré des signes de changement lors des récentes turbulences politiques transatlantiques.

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Alors que le premier responsable de la souveraineté technologique de la Commission européenne prend l’initiative, la pression s’accroît pour soutenir sans réserve les technologies made in Europe et pour résister à la pression de Washington.

“L’Europe faisait aveuglément confiance aux Etats-Unis pour qu’ils soient toujours là et de leur côté”, retrace Francesca Bria, professeur à l’University College de Londres. “La situation semble très différente aujourd’hui.”

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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